Au cœur de la luxuriante collection Wildenstein, le mystère du Velazquez inconnu

21 septembre 2021
21 septembre 2021 adminCDBeghi25

En 1999 surgit des limbes un portrait du roi Philippe IV, attribué au peintre espagnol et acquis dans la foulée par le marchand d’art parisien Daniel Wildenstein. Depuis, le tableau déchaîne passions et rancœurs, sans que personne ne sache où il se trouve.

"Claude Dumont-Beghi, qui a planché sept ans sur le dossier Wildenstein, ne s’étonnerait pas que le portrait ait passé les frontières en catimini."

Le visage semble surgir des ténèbres, comme si le peintre avait soudain levé vers lui une torche, au détour d’un couloir sombre. En découvrant la toile, ce jour de printemps 1999, Antoine Van de Beuque a tout de suite reconnu le front haut au-dessus de paupières tombantes, les lèvres épaisses et rouges et cette moustache dont les pointes relevées viennent quasiment chatouiller les pommettes. Personne n’est mieux identifiable que Philippe IV d’Espagne (1605-1665), piètre souverain mais grand mécène. Ce qui intrigue pourtant le courtier en art, c’est la peinture elle-même. « C’est un Velazquez inconnu, ou au moins de son atelier », a affirmé avec assurance Edith A. – elle souhaite garder l’anonymat – en conviant le courtier à venir voir la toile chez Munigarde (rebaptisé CC Art en 2018), le centre de conservation du Crédit municipal, qui abrite dans de multiples coffres et chambres fortes les œuvres et objets d’art que lui confient en toute discrétion des particuliers.

Le portrait, de 57,2 cm sur 50,5 cm, ne comporte pas de signature, ne dispose d’aucun certificat. Un « Velazquez inconnu », Antoine Van de Beuque n’y a pas vraiment cru, lorsque Edith A., une médecin amatrice d’art, lui a parlé de ce tableau dont ses amis veulent se défaire. Les propriétaires, une famille française de Meudon (Hauts-de-Seine) qui n’a jamais collectionné, en réclament trois millions et demi de francs (l’équivalent de 711 000 euros d’aujourd’hui). Pour la toile d’un peintre anonyme ou même de l’atelier de Velazquez, c’est cher payé. Seulement, maintenant que ce roi d’Espagne surgi de la nuit s’éclaire sous ses yeux, le courtier est bien plus hésitant. « J’ai tout de suite pensé que le portrait pouvait effectivement être de la main du peintre le plus célèbre de l’âge d’or espagnol », reconnaît aujourd’hui Antoine Van de Beuque dans son bel appartement de la plaine Monceau, à Paris.

Depuis vingt ans, ce tableau est devenu son Graal et son enfer… Si tout s’était passé comme il le Lire aussi prévoyait, le Philippe IV sur toile l’aurait rendu riche. Désormais cet homme élégant et cultivé estime avoir été victime d’un abus de confiance et d’une escroquerie de la part de Guy Wildenstein, l’un des marchands d’art les plus controversés du monde. Il envisage de donner des suites judiciaires à cette affaire.

De 1991 à 2001, Antoine Van de Beuque a joué les dénicheurs d’œuvres pour le compte du père de ce dernier, Daniel Wildenstein, qui avait transformé la galerie fondée en 1890 par son grand-père, Nathan, un juif alsacien lui-même fils de marchands de bestiaux, en une multinationale de l’art. Le marchand est un notable, très introduit dans la jet-set parisienne mais aussi londonienne et new-yorkaise. Au-delà des hôtels particuliers à Paris ou à Manhattan, du splendide ranch au Kenya, du yacht, de l’hélicoptère, des pur-sang, sa fortune tient surtout à son extraordinaire collection de tableaux : plus de dix mille toiles, dont une vingtaine de Renoir, dix Van Gogh, autant de Cézanne et de Gauguin, deux Botticelli, huit Rembrandt, neuf Greco, cinq le Tintoret. Sans oublier une centaine de toiles de Pierre Bonnard.

« Intensité expressive »

C’est aussi un redoutable commerçant. Avec les catalogues raisonnés sur Renoir, Gauguin ou Monet publiés par l’Institut Wildenstein, il s’est octroyé le monopole de l’expertise, en faisant ou défaisant la cote d’un tableau selon ses intérêts. Des possesseurs de Modigliani, de Monet ou de Van Dongen lui reprochent ainsi d’avoir discrédité leurs toiles en les excluant de ses catalogues. Grâce aux chercheurs qui planchent sur ces «bibles», il est aussi le premier à pouvoir localiser et authentifier une œuvre, puis faire une offre à son propriétaire. Dans son sillage courent des polémiques moins reluisantes, dont plusieurs procès intentés par des familles juives autrefois spoliées par les nazis, qui accusent les Wildenstein d’avoir récupéré leurs biens.

Au-delà du marchand cynique, on trouve cependant un «œil», formé dès l’adolescence à repérer les grands maîtres. Lorsque Antoine Van de Beuque lui annonce : « Je crois que j’ai trouvé un Velazquez inconnu », Daniel Wildenstein répond d’abord avec hauteur : « Impossible, ils sont tous répertoriés. » Le marchand en sait quelque chose : il a financé un catalogue raisonné sur Velazquez, rédigé par l’historien espagnol José Lopez-Rey. Comme son courtier insiste, il accepte cependant de voir le tableau. Et voilà Philippe IV d’Espagne voyageant jusqu’à la rue de la Boétie, où Wildenstein travaille la plupart du temps. En examinant le souverain peint dans son pourpoint de velours noir, une lourde médaille d’or pendant sur sa poitrine, le marchand est impressionné. lui aussi croit reconnaître reconnaître la main de Velazquez. Pour plus de sûreté, il réclame cependant l’expertise de l’ancien directeur du Musée du Prado, Alfonso Perez-Sanchez, une référence sur le sujet.

Quelques mois plus tard, dans le n°288 des Archives espagnoles de l’art d’octobre-décembre 1999, cette sommité clame la « redécouverte importante » de ce Velazquez inconnu : « Cette nouvelle version du portrait de Philippe IV, que l’on rapproche des versions du Musée du Prado et de la National Gallery de Londres, a une intensité expressive et une qualité technique fluide qui obligent à la considérer authentique. »

« Nous fonctionnons à la confiance »

Autant dire que Daniel Wildenstein a réalisé une formidable affaire. Velazquez est un artiste rare. Les spécialistes ne retiennent qu’entre 111 et 124 tableaux parfaitement « autographes », ainsi que cinq dessins. Or, pour ce chef-d’œuvre, Wildenstein n’a déboursé que 3,6 millions de francs, fin 1999. Il a, en outre, signé un protocole d’accord avec Edith A., mandatée par les propriétaires pour leur trouver un acheteur. C’est un texte alambiqué, dont Le Monde a pris connaissance, et qui assure à celle­ ci de toucher « 50 % du bénéfice net » lors de la revente du tableau. Un montant exorbitant et inhabituel. Les apporteurs d’affaires ne percevant généralement que 20-25 %. Pour autant, Antoine Van de Beuque assure qu’Edith A. « a bien été rémunérée, un peu plus de 1 million de francs ». Enfin, en ce qui concerne M. Van de Beuque, la promesse orale lui a été faite, assure-t-il, qu’il toucherait « une commission de 25 % sur la revente », Aucun papier n’a toutefois été signé. « C’était toujours ainsi entre nous, nous fonctionnions à la confiance », assure aujourd’hui le courtier. En attendant, le tableau disparaît au cœur de la formidable collection de Daniel Wildenstein.

Une autre histoire va désormais commencer. Le 23 octobre 2001, Daniel Wildenstein meurt d’un cancer. Il laisse deux fils, Alec et Guy, nés d’un premier mariage, et une veuve, Sylvia, sa seconde épouse. Les deux fils entretenaient de difficiles rapports avec leur père. Avec leur belle-mère, la bataille pour l’héritage éclate bientôt. Depuis toujours, le mensonge est la clé de voûte du clan Wildenstein. Quand bien même sa fortune s’élèverait à plusieurs milliards d’euros, Daniel Wildenstein ne déclarait qu’un revenu d’environ 2 000 euros par an au fisc français. A sa mort, l’inventaire après décès ne compte qu’une vingtaine de tableaux. Une plaisanterie ! Comme l’écrit la journaliste d’investigation Magali Serre dans Les Wildenstein (JC Lattès, 2013), ces marchands « se sont organisés depuis des décennies pour rendre leur patrimoine invisible aux yeux des Etats et aux yeux de leurs détracteurs », à l’abri du fisc dans des trusts offshore dans les Bahamas ou à Guernesey. Mais les fils ont persuadé Sylvia de renoncer à la succession pour échapper à un énorme redressement fiscal. La veuve, aidée par une avocate coriace, Maître Dumont-Beghi, se lance alors dans une longue procédure judiciaire pour rentrer dans ses droits.

Et le Velazquez inconnu ? En 2003, Antoine Van de Beuque, qui espère toujours sa commission de courtier, a repris contact avec Guy Wildenstein. Celui-ci lui écrit, sur papier à en-tête Wildenstein & Co., une lettre que Le Monde a pu consulter : « En ce qui concerne le tableau de velazquez, il semble quelque peu prématuré de le proposer maintenant. Il est en effet reconnu par [Alfonso] Perez-Sanchez [ancien directeur du Prado, mort en 2010], mais Perez-Sanchez ne suffit pas : il faut le faire reconnaître par Jonathan Brown, par Bill Jordan, autant d’experts importants dont il faut l’approbation. Je sais que vous êtes impatient, mais dans votre intérêt, comme dans le nôtre, il faut être patient. » Attend-il vraiment l’authentification d’autres experts pour le vendre ?

« L’absence la plus cruelle »

Le courtier patiente donc. En 2007, une toile signée du peintre espagnol, représentant sainte Rufine, atteint 17 millions de dollars, un record aux enchères. Trois ans plus tard, alors que Sylvia Wildenstein vient de mourir, Antoine Van de Beuque relance Guy Wildenstein. En vain. Ce dernier se débat toujours avec le fisc, qui lui réclame 250 millions d’euros d’amende, mais il continue à mener une vie mondaine et à entretenir de nombreux réseaux politiques, notamment avec la droite française. Adhérent à l’UMP et donateur du parti, Guy Wildenstein est proche du président Nicolas Sarkozy, qui l’a décoré en mars 2009 de la Légion d’honneur.

En 2015 paraît le nouveau catalogue raisonné sur Velazquez, édité par l’Institut Wildenstein. Le Philippe IV y figure. Au bas de la reproduction du tableau, une simple légende : « Collection américaine ». La toile a donc quitté la France ? Personne n’en a vu la moindre trace. L’Hexagone ne possède pourtant que trois toiles du maître de l’âge d’or espagnol. « L’absence la plus cruelle est Velazquez », regrettait, en 2006, l’ancien président du Louvre Pierre Rosenberg.

Une toile mineure, un portrait de Philippe IV en chasseur, est déposée au Musée Goya de Castres. Deux autres Velazquez sont répertoriés au Musée des beaux-arts d’Orléans et à celui de Rouen. C’est tout. « Le goût français a toujours privilégié Murillo, explique l’ancien conservateur du Louvre Guillaume Kientz, qui organisa, en 2015, l’exposition Velazquez au Grand Palais.

Aujourd’hui directeur de la Hispanic Society of America, à New York, il reconnaît que jamais, durant ses neuf années au Louvre, il ne s’est vu proposer de Velazquez. En tout cas, si l’authenticité est avérée, « le certificat de sortie a été donné à la légère », estime-t-il. Dès que la valeur d’une peinture de plus de cinquante ans d’âge dépasse les 150 000 euros – le seuil a été rehaussé à 300 000 euros en décembre 2020 -, un certificat d’exportation est en effet nécessaire. Or, le ministère de la culture est catégorique : « Il n’y a pas de demande de certificat d’exportation correspondant à cette œuvre. »

Le tableau serait-il sorti de façon illégale ? « Rien ne permet d’affirmer que la vente du tableau s’est faite en France », soutient aujourd’hui Henri d’Armagnac, l’avocat de Guy Wildenstein, qui accuse Antoine Van de Beuque d’avoir révélé l’existence du Velazquez « pour exercer un chantage » sur le marchand d’art.

Pour sa part, Claude Dumont-Beghi, qui a planché sept ans sur le dossier Wildenstein, lorsqu’elle représentait les intérêts de Claudia Wildenstein, ne s’étonnerait pas que le portrait ait passé les frontières en catimini. Cette avocate passera le 16 décembre en correctionnelle pour «diffamation», après la publication d’un livre au titre explosif, Les milliards cachés des Wildenstein (L’Archipel, 2016). « Je sais comment ils fonctionnent », lâche-t-elle, expliquant que les Wildenstein sortaient discrètement les tableaux de France dans leur jet privé, à destination de Genève ou de Zurich. « Certaines toiles étaient repeintes pour passer la frontière », assure même cette femme à poigne.

En janvier, la Cour de cassation a ordonné le renvoi du procès des Wildenstein, cassant la relaxe générale dont ils avaient bénéficié, en juin 2018, dans l’affaire de fraude fiscale de plusieurs millions d’euros qui les oppose à l’Etat français. Mais personne n’est aujourd’hui capable de dire ce que Velazquez est devenu.

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Source: Le Monde
Auteurs: Roxana Azimi et Raphaëlle Bacqué

Photo: Archive privée

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